La Petite Gironde du 5 juin 1939

M. Albert Lebrun est allé à Lille et à Roubaix visiter l'Exposition du Progrès social.

Dans la capitale de la Flandre, le Chef de l'État a proclamé que la défense nationale, but suprême de tous les Français à l’heure présente, ne réclame pas seulement des armées nombreuses et instruites et un moral élevé, mais exige aussi une activité soutenue dans tous les domaines.

De notre envoyé spécial Louis Daussat.



Lille, 4 juin.


Il y a diverses espèces de voyages présidentiels : il y a le voyage - tourisme, dont le modèle qui n’a jamais été égalé est le voyage fameux que fit, dans le Limousin, Raymond Poincaré au début de sa présidence. Il y a le voyage - inauguration qui, lui-même, se subdivise en plusieurs catégories : monuments à des morts, grands travaux publics, foires économiques, expositions. Il y a aussi le voyage - visite.


C'en est un de ce type intégral, ou 100 pour 100, ainsi qu'on éprouve le besoin d’écrire aujourd'hui que M. Albert Lebrun est venu faire en cette journée dominicale à l'Exposition du progrès social de Lille-Roubaix.


Cette exposition, à laquelle participent quatorze départements du Nord et de l’Est et quatorze pays étrangers, a pour but de présenter une synthèse de l'effort français pour améliorer la vie sociale : hygiène sous toutes ses formes, lutte contre les maladies et les féaux physiques et sociaux. Protection de la mère, de l'enfant, de la famille, organisation du travail, vie communale, habitation, éducation physique, sports, enseignement et aussi sciences, lettres et arts. Bref, tout ce qui peut rendre l'existence plus agréable, aussi bien à notre foyer qu’au travail ou dans les plaisirs.


Le chef de l'État accompagné d'un imposant état-major gouvernemental ne comprenant pas moins de quatre ministres. MM. Marchandeau, garde des sceaux ; Gentin, ministre du commerce ; Pomaret, ministre du travail et Rucart, ministre de la santé publique, et qui avait quitté Paris de bon matin s'est d'abord arrêté à Roubaix où se trouve une partie de l'Exposition.


Après avoir été accueilli par les autorités et les parlementaires du département du Nord et M. Lebas, député maire de Roubaix, le Président, encadré d'une escorte caracolante de spahis marocains se rendit à l'hôtel de ville. En face de la maison commune moderne aux proportions monumentales, du clocher cinq fois centenaire de l'église Saint-Martin s'envolaient les sons du plus grand des carillons de France.


Dans la salle des fêtes de I’hôtel de ville, M. Lebas salua le chef de l'État et M. Albert Lebrun l'en remercia au nom de ses concitoyens en ajoutant :

« Je forme des vœux fervents pour que, devant les efforts communs des peuples résolument attachés à la paix, disparaissent les troubles et les incertitudes du moment ».


Ensuite, M. Albert Lebrun alla au monument aux morts déposer une gerbe de fleurs pendant que résonnait le lent et triste salut aux morts, lancé par un clairon dans le silence et sur le recueillement de tous. Les vivats de la population de la grande cité industrielle, qui étaient par leur chaleur à l'unisson avec le soleil, accompagnèrent le, Président jusqu'au centre régional de l’exposition. Dans le très beau parc de la ville, le centre régional présente en quatorze pavillons le style d'habitation et la production des quatorze départements du nord et de l'est. M. Albert Lebrun traversa le centre, s'arrêta quelques instants au pavillon du Nord et à celui de Meurthe-et-Moselle où de gentilles fillettes, en costume lorrain lui offrirent un compliment et des fleurs dont les remercièrent des baisers présidentiels.


Le cortège automobile gagna Lille par le long Boulevard qui joint Tourcoing-Roubaix et Lille, auquel la population faisait une bordure sonore d'applaudissements et de « Vive Lebrun ! »

A l'une des portes de la ville, le député-maire, M. Saint-Venant, qui avec ses adjoints, attendait le chef de l’Etat, l'accueillit au nom de la cité.


A LILLE


Derechef le cortège reprit sa marche à travers les rues débordantes de foule du trottoir aux lucarnes des vieilles maisons du 17e et du 18e. Il fit halte devant le monument aux morts de dimensions imposantes qui s'adosse aux vestiges noircis d'un palais du temps de Philippe Le Bon. Le Président honora d'une couronne la mémoire des fils de Lille tombés durant la Grande Guerre, et après le salut funèbre, se dirigea vers la préfecture.


Là, le chef de l'État donna audience à M. Baels, gouverneur de la Flandre occidentale, que le roi des Belges avait envoyé pour le représenter, afin de donner une marque toute particulière de déférent attachement au Président de la République, chef d'un pays qui compte parmi sa population du Nord un grand nombre de sujets belges.

 

Le banquet


Dans la salle des fêtes de l'hôtel de ville, à 13 heures, était offert par le Conseil général un banquet de de sept cents couverts. A la table d'honneur étaient, avec le gouverneur de la Flandre occidentale, M. Krier, ministre du travail du Luxembourg, parmi les nombreuses personnalités.

Au dessert, cinq discours furent prononcés.


Le discours du Président de la République


M. Albert Lebrun après avoir remercié les populations lilloises et roubaisiennes de leur accueil, avoir rendu hommage au département du Nord pour la grande part qu'il occupe dans l'activité économique de la nation, avoir exalté les vertus de l'âme flamande et avoir félicité les organisateurs pour cette exposition du progrès social, couronnement logique et rationnel de l'œuvre de réparation qui, malgré les orages et les incertitudes de ces dernières années a été achevée dans des conditions telles qu'on a pu sans emphase parler du miracle de la reconstitution, a déclaré :


« Enfin, messieurs, j'ai tenu encore venir parmi vous pour vous féliciter de ne pas vous être laissés détourner par les événements de l'œuvre conçue en des temps plus calmes et de l'avoir menée à terme malgré les difficultés et les incertitudes du moment.

Vous avez donné la un exemple de sang-froid, de courage et de confiance.

Puisse-t-il porter bonheur à l’'Exposition et lui valoir le succès qu'elle mérite ».


« On a dit et répété ces temps derniers que c'était un devoir strict de tout faire pour maintenir l'activité économique du pays, de ne se restreindre ni dans ses achats, ni dans ses conceptions d'avenir et de mener son train de vie habituel comme si l'horizon n'était pas chargé de nuages ».


« Agir ainsi est une nécessité.

La défense nationale, but suprême de tous les Français à l'heure présente, ne réclame pas seulement des armes nombreuses et instruites, un large approvisionnement en armes et en munitions, un moral élevé adapté à toutes les éventualités, elle exige aussi une activité soutenue dans tous les domaines, en vue de pouvoir supporter allègrement l'épreuve qu'imposent les événements ».


« Justifions la parole si émouvante prononcé lors de la commémoration de Jeanne d'Arc par l'éminent ambassadeur des États-Unis d'Amérique, lorsqu'il affirmait que « l'unité et la sérénité de la France d'aujourd'hui, font » honneur à la race humaine ».


« Oui, la France est unie et sereine ».


« Elle est forte du rassemblement de ses enfants au sein d'un régime démocratique où la pratique des libertés essentielles donne à la vie toute sa douceur, et au travail, son plein rendement. Elle sait les sacrifices que depuis vingt ans elle a consenti à la bonne entente des peuples ».


« C'est en pleine conscience qu’elle participe aujourd’hui avec les Nations attachées à l’indépendance des États des petits comme des grands à l'organisation d'un front de la paix, d'une Ligue de la sécurité en vue de libérer le monde de ce sentiment d'inquiétude qui le paralyse et qui en se perpétuant le conduirait à la déce (dixit) ».

 

« L'Exposition du progrès social est une manifestation de son état d'âme. Je souhaite qu'elle se poursuive dans une atmosphère de détente, de fierté et de joie : ses nombreux visiteurs y feront ample provision de patience et de bonne humeur dans l’attente de temps plus calmes ».


Avant le chef de l'État, avaient pris la parole, MM. Lebas, député-maire de Roubaix ; Maleu, sénateur, président du conseil d'administration de l’Exposition ; Daniel Vincent, sénateur et M. Marchandeau ministre de la justice.

 

M. Marchandeau

 

M. Marchandeau s'exprima en ces termes :


« Je ne puis me défendre, en homme qui se souvient et compare, de rapprocher les splendeurs présentes et les tristesses passées ».


« Je n'apprendrai rien à personne ici lorsque je rappellerai ce qu'ont été l'héroïsme et le labeur des populations des régions dévastées au cours des sévères années qui ont précédé le jour où nous les retrouvons unis pour organiser une magnifique démonstration de leur vitalité et de leur confiance ».


« Mais il est d'autres mémoires que les nôtres qu'il est peut-être bon de rafraîchir à l’heure où le mot d'injustice sert si souvent d'argument du côté de ceux qui retrouvaient, il y a vingt ans, leurs foyers intacts, leurs terres et leurs usines en ordre, tandis qu'ici tout n'était que ruines, que chaos, que lambeaux sanglants ».


« Cependant, l'ouragan de fer et de feu, l'étouffante atmosphère créée l’envahisseur n'avaient pas eu raison de l'énergie française ».


« La confiance emplissait les cœurs des soldats libérés, des déportés et des réfugiés revenus en hâte. Ils avaient, il est vrai, la certitude que les auteurs des dommages répareraient selon leurs engagements et qu'ainsi leur dénuement prendrait rapidement fin ».


« Vous savez ce qu’il est advenu de ses engagements : La France à peu près seule a fait les frais de la reconstruction de ses départements dévastés et les sinistrés eux-mêmes ont assuré dans un temps record, au prix de difficultés sans nombre, la résurrection tenant du miracle ».

 

« Personne ne s'est attardé, sur notre sol, à récriminer sans fin, personne ne songerait encore aujourd'hui à saisir le tribunal de l'opinion mondiale de la revendication pourtant juste du porteur de la créance que notre nation a dû payer en lieu et place du débiteur défaillant. Cependant ces faits, désormais inclus dans notre grande Histoire, portent en eux une leçon dont nul ne saurait méconnaître la haute portée matérielle et morale. Le pays qui a été capable, grâce à ses seuls efforts de remettre en état de itu (dixit) : des milliers d'hectares de terre, de rétablir, de rebâtir de ? usines, d'innombrables demeures, qui a refait un admirable réseau de routes et de voies navigables, qui, par surcroit, a restauré dans leurs splendeurs, évocatrices d'une pure gloire, tant d'œuvres parmi les plus belles du patrimoine artistique français, ce pays peut-il être jugé par quiconque incapable des efforts les plus vigoureux et des manifestations les plus décisives de sa force ».


« Par une coïncidence que dans leur sincérité pacifique les créateurs de l’Exposition de Lille n'avaient pas pu prévoir, il a fallu réaliser ce qu'ils avaient conçu au moment même où le ciel de l’Europe s’est chargé de lourds nuages. Mais plus à Lille que dans les départements du Nord et de l'Est appelés à concourir au succès de l'Exposition de 1939, ne s'est manifestée la moindre hésitation ».


Tous les hommages au Président de la République avaient été approuvés de manifestations chaleureuses à l’adresse de M. Albert Lebrun et une longue ovation avait éclaté quand le chef de l'État s'était levé pour prendre la parole. Des salves d'applaudissements avaient souligné de nombreux passages de son discours, mais elles atteignirent le summum lorsque M. Albert Lebrun envisageant la situation extérieure, affirma les nécessités de la défense nationale, l'union et la sérénité de la France et sa participation à l'organisation d'un front de la paix, d’une ligne de sécurité pour libérer le monde de l'inquiétude qui le paralyse.


Une nouvelle ovation ratifia les derniers mots que suivit le chant du vivat flamand entonné avec une ferveur religieuse.


Le banquet fut suivi d'une brève réception à l'hôtel de ville, où M. Albert Lebrun fut salué à son entrée par la clique des enfants des écoles, qui jouait avec ardeur la berceuse populaire du Nord, « Le Petit Quinquin ». La réception avait lieu dans le hall, où entre plusieurs autres semblables une bannière rouge timbrée d'une fleur de lys surmontait le buste de la République.


Mais cette association, plutôt imprévue au premier abord pour les non-initiés s'expliquait quand on savait que les bannières étaient aux armes de Lille.


Avant la présentation des corps constitués, le député-maire, M. Saint-Venant, assura le chef de l'État de la gratitude de la cité et émit le vœu qu'une loi de pardon intervienne à l'égard des délits d'opinion et de grève. Le Président remercia et évoqua des souvenirs de ses rapports avec le Nord depuis le temps où, ingénieur, il y quarante-cinq ans, il séjourna dans les mines de la région.


La visite de l'Exposition


Après cette réception, M. Albert Lebrun remplit la partie essentielle de son programme, la visite à l'Exposition.


Ce fut alors, selon la règle, une course à la transpiration parmi les palais, les stands, les pavillons, les parterres de fleurs, les fontaines dont les feux du soleil diapraient les eaux jaillissantes, le centre rural avec sa prairie, son église, sa halle, sa ferme modèle, sa gare moderne d'autocars, son auberge de la jeunesse, son théâtre et ses tréteaux et leurs baladins.


Tout au plus, la course se ralentit elle pour une vision-express de télévision et une danse où l'on vit dans la pénombre une danseuse serpentine dont se détachaient, en une irréelle apparition, les seuls voiles d'un mauve lumineux. Cette féerie troublante était le miracle des rayons ultra-violets agissant sur des matières fluorescentes qui imprégnaient les voiles.


Au bout d'une heure et demie de course et de sport vaillamment supportés, le sourire aux lèvres, M. A. Lebrun retrouvait le train présidentiel et sous les derniers vivats quittait la capitale de la Flandre.


Louis DAUSSAT.


Le retour à Paris


Paris, 5 juin


M. Albert Lebrun parti à 19 h 10 est arrivé à la gare du Nord à 22 h 4.


Le Président de la République a passé en en revue l'escadron de la Garde Républicaine qui présentait les honneurs et après avoir serré la main du mécanicien et du chauffeur du train présidentiel, il a gagné la sortie de la gare.


Les voyageurs en grand nombre, massés devant la gare du Nord ont applaudi et acclamé le Président de la République quand sa voiture est partie pour l’Élysée.